19 décembre 2020

Mauvaises herbes - Dima Abdallah


Dehors, le bruit des tirs s’intensifie. Rassemblés dans la cour de l’école, les élèves attendent en larmes l’arrivée de leurs parents. La jeune narratrice de ce saisissant premier chapitre ne pleure pas, elle se réjouit de retrouver avant l’heure « son géant ». La main accrochée à l’un de ses grands doigts, elle est certaine de traverser sans crainte le chaos.
Ne pas se plaindre, cacher sa peur, se taire, quitter à la hâte un appartement pour un autre tout aussi provisoire, l’enfant née à Beyrouth pendant la guerre civile s’y est tôt habituée.
Son père, dont la voix alterne avec la sienne, sait combien, dans cette ville détruite, son pouvoir n’a rien de démesuré. Même s’il essaie de donner le change avec ses blagues et des paradis de verdure tant bien que mal réinventés à chaque déménagement, cet intellectuel – qui a le tort de n’être d’aucune faction ni d’aucun parti – n’a à offrir que son angoisse, sa lucidité et son silence.
L’année des douze ans de sa fille, la famille s’exile sans lui à Paris. Collégienne brillante, jeune femme en rupture de ban, mère à son tour, elle non plus ne se sentira jamais d’aucun groupe, et continuera de se réfugier auprès des arbres, des fleurs et de ses chères adventices, ces mauvaises herbes qu’elle se garde bien d’arracher.
De sa bataille permanente avec la mémoire d’une enfance en ruine, l’auteure de ce beau premier roman rend un compte précis et bouleversant. Ici, la tendresse dit son nom dans une main que l’on serre ou dans un effluve de jasmin, comme autant de petites victoires quotidiennes sur un corps colonisé par le passé.

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On poursuit la découverte des premiers romans de la rentrée littéraire 2020 avec ce Mauvaises herbes de Dima Abdallah. Nouvelle histoire de famille après Le monde du vivant de Florent Marchet et Je suis la bête de Andrea Donaera, lus eux aussi en prévision du prochain rendez-vous du Club de lecteurs de la bibliothèque Libre cour, à Vertou.

Ce récit nous emmène au Liban, à Beyrouth, en pleine guerre civile au début des années 1980. Nous découvrons le lien inaltérable qui unit une petite fille à son père dans un monde qui tremble et qui s'effondre sous les bombes. Accrochée à la main de son père, à son doigt, l'enfant avance dans un monde qui n'est pas fait pour elle. Ni l'un ni l'autre n'ont leur place dans ce monde en guerre. Mais on sent qu'ils ne trouveraient pas non plus leur place ailleurs, dans un autre contexte. Tous deux sont de la "mauvaise herbe", de celles qui poussent tout simplement au mauvais endroit. La violence de la guerre fait germer une angoisse intense, qui se saisit du corps de l'enfant et qui transformera à jamais son existence. Le père, lui, veut rester ce géant indispensable à sa fille, celui qui protège et fait grandir. Sauf que lui non plus n'est pas adapté à ce monde, ni sans doute à aucun autre. Il se détruit petit à petit, n'étant plus d'aucun secours pour sa fille. Ni l'un ni l'autre ne savent parler, se parler. Ils gardent tout enfoui au plus profond d'eux, souriant pour donner le change. Pour faire comme si tout allait bien. Malgré cette descente aux enfers, tous deux resteront liés à jamais, même quand la fillette quittera le Liban avec sa mère, pour rejoindre la France, l'année de ses douze ans. Par delà la Méditerranée, le lien qui unit l'enfant à son père restera solide, indestructible et destructeur.




J'ai aimé ce récit d'un attachement à la fois merveilleux et destructeur, d'un déracinement quel que soit le lieu où on habite. On connaît cette fidélité aux parents, à la famille dans laquelle on grandit, même si cet attachement est toxique. La plume de Dima Abdallah est douce et poétique. Elle traduit aussi la violence de la guerre et des drames qui se jouent dans les cœurs et les corps de la fillette et de son père. J'ai été touchée par la perception de cette angoisse et de cette inadaptation au monde et de la manière dont cela se traduit dans les corps et les comportements. Comment ils tentent de faire bonne figure et de continuer à vivre. Le lecteur suit leurs évolutions au cours d'une quarantaine d'années, de 1983 à 2019, les descentes aux enfers et les sursauts. L'incapacité du père à "se faire violence", selon la formule populaire, pour dépasser ses angoisses et être présent pour sa famille. Comment, d'ailleurs, "se faire violence" quand toute sa vie n'a été que violence et terreurs ? Le père, puis sa fille plus tard, écrit, noircit les pages les unes après les autres. Je me suis souvent demandée d'ailleurs pourquoi ces deux-là ne s'écrivaient pas. Pourquoi ils n'avaient pas alimenté une correspondance par delà la Méditerranée, pour s'écrire ce qu'ils étaient incapables de se dire. Cela m'a semblé tellement dommage.

Je me suis néanmoins un peu lassée dans le dernier quart du récit : je n'ai jamais tellement aimé ces longues introspections et ces réflexions interminables. Ce choix de l'auteur permet au lecteur de bien ressentir ce gouffre de la dépression, ce cycle infernal qui n'en finit pas. Plus que la compréhension, l'auteur nous offre le ressenti, et c'est très réussi. Mais j'ai trouvé cette fin un peu longue. Trop longue pour rester sur le sentiment enthousiaste que j'avais au début de ma lecture. Un petit sursaut cependant, en toute fin de récit, grâce au passage sur la langue arabe qui reste tapie au fond de cette petite fille devenue adulte et mère à son tour. Cette langue du drame et de la violence, enfouie pour permettre l'oubli, qui finira par ressurgir on le sent, quand la jeune femme aura assimilé ce passé et appris à vivre avec sa mémoire. Un peu comme une renaissance.
"J'espère qu'elle grandira comme poussent ces adventices. Ces hôtes de lieux incongrus, ces hôtes que personne n'a voulus, qui dérangent mais s'en moquent bien et n'en finissent pas de pousser. Celles dont on arrache sans relâche les racines parce qu'elles ne conviennent pas, parce qu'elles ont poussé au mauvais endroit au mauvais moment, mais qui prolifèrent ailleurs. Celles qui s'épanouissent sur des substrats improbables, qui s'acharnent à vivre dans les milieux les plus hostiles. Les plantes pudiques, celles qui ne cherchent pas à se faire bien voir, celles dont le charme est si subtil qu'il en est un peu secret. Celles qui triomphent toujours, qui poussent et repoussent à l'infini. Celles qui percent sous le béton, qui germent même sous le bitume. Celles qui se moquent bien des lieux inhospitaliers." 

Un premier roman riche, sensible et violent à la fois, touchant et poétique. Une nouvelle auteure à suivre très certainement.

Mauvaises herbes - Dima Abdallah
Sabine Wespieser éditions - 27 août 2020 - 240 pages











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