C'est, je crois, mon billet sur le texte de Didier Eribon, Retour à Metz, ainsi qu'un article dans Politis, qui ont donné l'idée à mes parents de m'offrir le récit autobiographique de Rose-Marie Lagrave, ancienne directrice d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
Quand Didier Eribon et Edouard Louis cumulent les handicaps d'être nés pauvres et homosexuels, Rose-Marie Lagrave était, elle, fille d'une famille nombreuse, pauvre et rurale. En plus de n'avoir pas les codes sociaux et culturels lui permettant d'ouvrir facilement les portes de la connaissance, elle est aussi femme dans un milieu sous domination masculine.
Dans cette enquête autobiographique qui met en œuvre les outils de la recherche en sciences sociales, Rose-Marie Lagrave revient sur son parcours entre la campagne normande de l'immédiat après seconde guerre mondiale et l'EHESS, institution parisienne des sciences sociales, qui réunit les sommités sur ces champs d'étude. Elle met en lumière les leviers sur lesquels elle s'est appuyée pour grimper les échelons, devenir directrice d'études et ainsi transfuge de classe... avec toutes les ambiguïtés et sentiments de malaise que cette situation peut engendrer.
L'ambition sociale de ses parents, le fait qu'ils aient un temps côtoyé les classes supérieures, comme gouvernante pour la mère et au séminaire pour le père, le cadre rigoureux du catholicisme dans lequel la famille de onze enfants a évolué, la culture du travail, le goût de l'effort et la culture littéraire transmis par un père austère... tout ce cadre a offert à Rose-Marie Lagrave et à l'ensemble de sa fratrie un environnement propice aux apprentissages scolaires. Car c'est ce qui fait la particularité de cette famille, ce qui a permis à chaque enfant de bénéficié de l'ascenseur social et d'avoir un parcours professionnel qualifié. Et cette dynamique collective est assez rare pour mériter un ouvrage. Imaginez, au sortir de la seconde guerre mondiale, une famille rurale et très précaire, une famille assistée par l'Etat, composée presque uniquement de filles, et qui chacune deviendront autonome, indépendante et dépassant sa condition... enseignante, infirmière, aide-soignante, bibliothécaire, directrice d'école d'anglais, éducatrice, secrétaire de direction... et directrice d'études à l'EHESS. Un transfuge par famille c'est déjà exceptionnel, mais plusieurs...
On perçoit bien dans ce livre combien la dynamique de la fratrie, ou plus particulièrement la sororité, a pu porter toutes ces filles dans leur parcours scolaire, par l'accès aux études supérieures à Paris particulièrement. J'ai beaucoup aimé cette première partie du récit, qui voit toutes ces filles quitter la misère familiale pour voler de leurs propres ailes, les plus grandes venant en soutien des plus jeunes, qui bénéficient pleinement à la fois de l'ascenseur social et de la main tendue.
Rose-Marie Lagrave nous présente ensuite son parcours à l'université, son énergie pour porter des sujets de recherche d'actualité, même s'ils bousculent la hiérarchie établie par tous ces hommes bien installés. Parce qu'en plus de devoir faire sa place et trouver sa légitimité dans un milieu d'intellectuels, d'héritiers, qu'elle découvre, Rose-Marie Lagrave doit aussi s'affirmer comme femme dans un monde d'hommes. L'auteure décrit avec beaucoup de justesse ces incessants aller-retours entre un milieu d'origine et celui dans lequel elle vit désormais. Ce cheminement passe par beaucoup de frustration et de malaises, dans toutes ces circonstances où l'on ressent ne pas appartenir au même monde.
Ramener l'autre à son extériorité ou à son peu d'intérêt passe par de petits gestes dont certains héritiers n'ont pas conscience : mettre fin tout à trac à une conversation si d'aventure un collègue plus côté passe dans les parages ; ignorer une question posée lors d'un séminaire pour donner la parole à un collègue plus prestigieux ; me saluer après mon élection alors qu'avant d'étais passe-muraille, ou ne plus dire bonjour après la cessation de mes fonctions au bureau de l'EHESS... Autant de petits signes en chaîne de violence symbolique qui me remettaient à ma place.
A la lecture de ces lignes, il me revient que je me suis souvent posé la question de savoir si ce que Rose-Marie Lagrave interprétait comme une discrimination entre classes sociales n'était pas aussi, et surtout en fait, un mépris pour les femmes. Moi je l'ai plutôt ressenti comme une discrimination sexuelle car je pense que c'est ce que vivent les femmes aujourd'hui encore, et ce quel que soit leur milieu social. Son statut de transfuge n'a certainement fait qu'accentuer ce ressenti.
Outre le récit biographie de l'auteure, j'ai également beaucoup aimé l'analyse sociologique qu'elle en tire, s'appuyant sur des références académiques rigoureuses. L'école par exemple, la notion de mérite et d'effort... prennent une place très importante dans ce récit, comme sans doute dans celui de nombreux transfuges, chez Didier Eribon ou Edouard Louis par exemple.
Le mérite et l'effort, érigés en exception individualisée, sont le cache-misère des inégalités sociales et scolaires, invisibilisées par une égalité de droit formelle. Encenser le mérite, c'est faire porter le poids d'une hypothétique réussite sur les individus, en gommant la fonction de reproduction sociale de l'école. Encenser le mérite, c'est donner bonne conscience à ceux et celles qui mettent l'accent sur une école aplanissant les inégalités sociales, et ne cessent d'agiter les exceptions pour confirmer la règle. Je ne veux pas, avec mon cas, leur donner bonne conscience.
Comme souvent avec ce type de récit, voici un témoignage édifiant qui devrait être lu par celles et ceux qui ne le liront pas et ne remettront jamais en question le monde tel qu'il va. Pour ma part, je vous invite à découvrir ce récit. Quelques mots chez Philosophie Magazine ou chez L'art et l'être.
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