21 décembre 2021

La femme gelée - Annie Ernaux

    
  
Elle a trente ans, elle est professeur, mariée à un "cadre", mère de deux enfants. Elle habite un appartement agréable. Pourtant, c'est une femme gelée. C'est-à-dire que, comme des milliers d'autres femmes, elle a senti l'élan, la curiosité, toute une force heureuse présente en elle se figer au fil des jours entre les courses, le dîner à préparer, le bain des enfants, son travail d'enseignante. Tout ce que l'on dit être la condition "normale" d'une femme.

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Il m'a fallu beaucoup de temps pour en venir à lire Annie Ernaux. Et pourtant mes lectures tournant autour du thème de la condition des femmes m'y ont souvent renvoyé. J'ai commencé avec La femme gelée qu'il m'a pourtant fallu longtemps à apprivoiser. J'ai relu les premières pages de nombreuses fois pendant 2 ou 3 semaines... avant de finir par abandonner. Le style de l'auteure, qui s'apparente au langage parlé, qui suit le fil de sa pensée... me perdait. Je ne parvenais pas à m'accrocher à ces mots qui s'enchaînent en dehors de toute tournure de phrase habituelle, sans virgules ni points parfois, pour rythmer la lecture. Après avoir retrouver des références à ses écrits chez Didier Eribon et Rose-Marie Lagrave, je m'y suis replongée pour finalement dévorer ce petit livre de 180 pages en deux ou trois jours.

Il faut faire fi du style et se laisser embarquer dans l'intimité de l'auteure, qui est finalement celle de toutes les femmes, d'hier ou d'aujourd'hui. Car ce qu'Annie Ernaux évoque de sa jeunesse, dans les années 1960, ne diffère pas vraiment de ce que peut vivre une jeune femme d'aujourd'hui. La différence est peut-être que les choses sont désormais plus sournoises, à une époque où l'on affirme haut et fort l'égalité entre hommes et femmes, la non discrimination, l'émancipation des femmes et leur liberté de choix. Car, qu'est-ce qui différencie cette succulente publicité de la fin des années 1950 de ce que vivent une bonne partie des femmes, aujourd'hui, dans l'intimité de leur foyer ?



Dans ce récit, Annie Ernaux revient sur son enfance dans la maison familiale où le père règne dans la cuisine tandis que la mère est la patronne et fait les comptes dans sa boutique. Une éducation et une répartition des rôles atypique qui ne la prépareront guère à trouver sa place dans son futur foyer.

D’accord je travaille La Bruyère ou Verlaine dans la même pièce que lui, à deux mètres l’un de l’autre. La cocotte-minute, cadeau de mariage si utile vous verrez, chantonne sur le gaz. Unis, pareils. Sonnerie stridente du compte-minutes, autre cadeau. Finie la ressemblance. L’un des deux se lève, arrête la flamme sous la cocotte, attend que la toupie folle ralentisse, ouvre la cocotte, passe le potage et revient à ses bouquins en se demandant où il en était resté. Moi. Elle avait démarré, la différence. Par la dînette. Le restau universitaire fermait l’été. Midi et soir je suis seule devant les casseroles. Je ne savais pas plus que lui préparer un repas, juste les escalopes panées, la mousse au chocolat, de l’extra, pas du courant. Aucun passé d’aide-culinaire dans les jupes de maman ni l’un ni l’autre. Pourquoi de nous deux suis-je la seule à me plonger dans un livre de cuisine, à éplucher des carottes, laver la vaisselle en récompense du dîner, pendant qu’il bossera son droit constitutionnel. Au nom de quelle supériorité. Je revoyais mon père dans la cuisine. Il se marre, « non mais tu m’imagines avec un tablier peut-être ! Le genre de ton père, pas le mien ! ». Je suis humiliée.
Et pourtant Annie Ernaux s'accrochera, tentera tant bien que mal à remplir le rôle que la société et son mari attendent d'elle. Car si ses parents, et particulièrement sa mère, ont essayé de faire de leur fille unique une femme libre, indépendante et cultivée, les leçons de l'école et la société auront tôt fait de la remettre dans le droit chemin. Puis viennent les enfants qui la retiennent plus encore attachée à son foyer, à la maison et son intérieur... pendant que "papa va travailler" et poursuit seul une route professionnelle et intellectuelle qu'ils avaient pourtant entamée à deux. La femme gelée, c'est le récit d'un progressif délitement des ambitions d'une femme ordinaire, son lent enfermement au sein du foyer, l'abandon de ses rêves de femme libre et émancipée.

Et votre femme, sa passion ? Elle aimerait bien se remettre au tennis, je ne sais pas si elle en a tellement envie. Elles partent toutes seules les envies, les unes après les autres, forcément. Cesse de m'emmerder, fais-en du ski, tu es libre à la fin ! Bien sûr, en dehors de la bouffe, de l'enfant et du ménage, je suis métaphysiquement libre.

Qu'est-ce qui a changé aujourd'hui ? Les femmes travaillent, s'offrant ainsi un espace de liberté leur permettant de s'échapper du foyer et des contraintes ménagères... ou s'offrant un espace de contrainte supplémentaire, c'est selon. Et une fois de retour à la maison... les stéréotypes perdurent et la femme continue à passer plus de temps que son époux pour les tâches ménagères incontournables. Il paraît que le passage aux 35 heures aurait même accru cette différence, libérant du temps aux femmes afin qu'elles s'occupent plus et mieux de leurs enfants en bonne "mère parfaite et disponible", tandis que leurs maris ont trouvé plus de temps pour leurs loisirs. Pour ma part, je m'interroge aussi sur le retour des femmes en cuisine à la faveur de la recherche d'une alimentation de meilleure qualité : que de temps passé désormais à concocter des petits plats de légumes, céréales, légumineuses... pour bannir les plats industriels de ma cuisine ! Nous y gagnons tous pour notre santé, et c'est sans doute l'essentiel...

Un petit ouvrage à lire, relire et à offrir. J'espère que ma fille, 10 ans, trouvera un équilibre dans sa vie d'adulte, qui lui épargne les colères quotidiennes de sa mère contre ces injustices qui semblent n'avoir pas de fin... Pour ma part, je pense n'en être qu'au début d'une belle rencontre littéraire avec Mme Ernaux.

La femme gelée - Annie Ernaux
Editions Folio, 1ère parution Gallimard 1981, 182 pages


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