Après la mort de son père, Didier Eribon retrouve son milieu d’origine avec lequel il avait plus ou moins rompu trente ans auparavant. Il décide alors de se plonger dans son passé. S’attachant à retracer l’histoire de sa famille et la vie de ses parents et grands-parents, évoquant le monde ouvrier de son enfance, restituant son parcours d’ascension sociale, il mêle à chaque étape de son récit les éléments d’une réflexion sur les classes, le système scolaire, la fabrication des identités, la sexualité, la politique, les partis, la signification du vote, etc. Réinscrivant ainsi les trajectoires individuelles dans les déterminismes collectifs, il s‘interroge sur la multiplicité des formes de la domination et donc de la résistance. Un grand livre de sociologie et de théorie critique.
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Ce titre est le dernier récit que j'ai lu dans le cadre du Comité des lecteurs de la bibliothèque Libre Cour (44) consacré aux biographies inspirantes (vous trouverez tous les titres de la sélection sur le portail de la bibliothèque). Globalement, les choix valent le déplacement, même si j'ai moins accroché avec le récit de Gilles Jacob, L'échelle des Jacob.
Cette dernière lecture est pour moi un vrai coup de cœur ! Je ne savais pas à quoi m'attendre : j'ai été gâtée. Cet essai biographique m'a replongée 25 ans en arrière, à l'époque de mes études en sociologie. Tout me parlait dans ce récit, chaque page faisait écho avec mes études, mes anciennes lectures ou ma vie tout simplement. A travers son récit de vie, Didier Eribon met en lumière les principes de courants sociologiques qui m'ont été enseignés lors de mes études. J'étais étudiante à Nantes, et Bourdieu était alors notre maître à penser... enfin, celui de nos professeurs au moins. Nous avons été façonnés par le prisme de la domination sociale, des Héritiers et de la Reproduction, de la conscience des classes sociales, de la conscience politique et des luttes des classes aussi. On nous a présenté les Habitus, qui sont tous ces codes qui façonnent un individu dans un groupe social et lui permettent d'avoir les clés pour se mouvoir dans son milieu. On nous a parlé des Transfuges, ces personnes que la vie déplace de milieu social, et qui parfois doivent s'éloigner de leur ancien milieu pour mieux s'intégrer dans le nouveau, qui ressentent la Honte sociale mais aussi une certaine forme de culpabilité vis à vis de leur milieu d'origine, de leur famille.
A travers son parcours personnel d'enfant de milieu populaire qui rompt avec sa famille pour mieux intégrer le milieu intellectuel qui est le sien aujourd'hui, c'est de tout cela dont nous parle Didier Eribon. Ce récit est passionnant, foisonnant, d'une grande richesse. Il y parle du monde "ouvrier" qu'il a connu dans l'Est de la France, des engagements politiques, du Parti qui était comme une famille, de la Gauche qui a trahit les siens pour parler au nom des ouvriers tout en étant issue des milieux bourgeois. Il y parle de l'école qui ne fait rien d'autre que de reproduire les élites, et ce, quelle que soit la bonne volonté des enseignants. Il nous parle de cette mythologie de la méritocratie qui a pour seul mérite de permettre aux classes dominantes de se donner bonne conscience.
"Il me semble surtout incontestable que cette absence du sentiment d'appartenir à une classe caractérise les enfances bourgeoises. Les dominants ne perçoivent pas qu'ils sont inscrits dans un monde particulier, situé (de la même manière qu'un Blanc n'a pas conscience d'être blanc, un hétérosexuel d'être hétérosexuel)."
Ce récit m'a passionnée aussi parce qu'il me parle un peu de moi, de ma famille aussi. Fille de classe moyenne, avec un papa instituteur et une mère agent de la fonction publique, j'avais les codes pour suivre les parcours tout tracés de la réussite scolaire : des livres plein la maison, les histoires du soir, les sorties à la médiathèque à 30km de la maison, les activités sportives (également à 30km pour mieux sélectionner les fréquentations), les cours de solfège et de piano, les cours d'échecs et les tournois, les soirées décentralisées de la Maison de la Culture, l'Allemand 1ère langue et le latin en 4ème, une 1ère S parce que j'étais bonne élève et parce que les parents peuvent aider pour les devoirs... Jamais je ne me suis interrogée sur ces clés qui m'ont été données, je suivais mon parcours. Une première prise de conscience malgré tout en CM quand un maître fait preuve d'impatience et de mépris avec des élèves pour lesquels l'école est déjà un lieu de rejet. 1ère S donc... et un premier accroc au parcours parce que plus difficile et parce que papa ne suit plus dans les matières scientifiques. Premier sentiment d'injustice aussi, face à ces enfants de profs, ingénieurs, médecins... qui trustent les premières places du classement. Passage en Terminale D avec un petit sentiment d'échec.
Après le bac, il faut choisir... mais les codes manquent désormais. Personne dans mon entourage n'est allé à la fac ou dans une école supérieure. Pas d'études scientifiques pour moi, c'est trop de compétition, pas de langues, je suis nulle, l'histoire... j'ai une cousine qui a fait fac d'histoire et qui me donnait l'impression de travailler comme une folle... Littérature, j'aurais pu. Le droit aussi, ou l'économie : a posteriori, je pense que ça m'aurait plu, mais je n'en ai pas eu l'idée... et pour quoi faire ? La veille des inscriptions, mon choix s'est arrêté sur la psycho... finalement, je m'inscris en socio... Coup de dés. Je suis à la fac, à l'Université, j'entame des études "supérieures".
Mais comme le dit très justement Didier Eribon,
"l'ignorance des hiérarchies scolaires et l'absence de maîtrise des mécanismes de sélection conduisent à opérer les choix les plus contre-productifs, à élire les parcours condamnés, en s'émerveillant d'avoir accès à ce qu'évitent soigneusement ceux qui savent. En fait, les classes défavorisées croient accéder à ce dont elles étaient auparavant exclues, alors que, quand elles y accèdent, ces positions ont perdu la place et la valeur qu'elles avaient dans un état antérieur du système."
Pour autant, je n'étais pas d'une classe "défavorisée" : j'ai pu poursuivre mes études, même sans vraiment savoir à quoi cela me mènerait. Les copines moins "favorisées", économiquement du moins, quittent progressivement le cursus : difficile comme le dit l'auteur, "de mener de front les études et une activité professionnelle qui leur permettrait de subvenir à leurs besoins". Moi j'avais des petits boulots estivaux pour pouvoir me payer des vacances ou un appareil photo. J'ai poursuivi. J'ai d'ailleurs un souvenir cuisant du jour où j'ai réalisé cet écart avec certaines de mes amies : c'était lors d'un cours sur la Reproduction, de Bourdieu. J'ai alors réalisé que ma "réussite" tiendrait sûrement plus à mon milieu social initial qu'à mes compétences et mes capacités personnelles. Déstabilisant. Mais ce milieu m'a en effet permis de poursuivre mes études, de me les payer aussi à Paris, loin de chez moi. J'ai pu faire un DEA (à Assas... cela mériterait que je m'y attarde aussi ! Quel choc des cultures !!), puis une seconde licence et une formation à l'IPAG de Nanterre pour passer les concours de la fonction publique. Je ne sais plus comment je suis arrivée là, mais j'ai baigné dans la culture du service public, du temps consacré aux autres : cela allait de soi sans doute. L'absence de codes et de relations aussi. J'ai terminé mon année de maîtrise 1ère de ma promotion, mais cela ne m'a pas servi à grand chose. Quand je parlais avec les profs pour savoir vers quoi m'orienter, on me disait de faire un DESS plutôt : pour un DEA, il faut des relations me disaient-ils... ce que je n'avais pas. J'étais bonne élève, c'est tout. Mais pour faire un DESS, il aurait fallu que j'ai une idée de ce qui m'intéressait, du parcours professionnel que je souhaitais emprunter. Mais je n'y avais pas trop réfléchi, je n'avais jamais fait de stages... J'étais parfaitement adaptée au monde de l'école, et pour cause, j'y suis née. Cela aurait pu durer longtemps ! Quand Didier Eribon évoque "l'apprentissage de la culture scolaire et de tout ce qu'elle exige...", "l'ascèse" que ce fut pour lui, j'ai bien conscience d'avoir été privilégiée sur ce point.
Par rapport à l'auteur, j'étais dans l'entre-deux : j'avais des codes et ma famille les ressources me permettant de financer mes études (à l'université s'entend), d'où une certaine culpabilité vis à vis de certaines de mes amies. Mais il me manquait sans doute des clés pour choisir des parcours plus en vogue (je ne saurais d'ailleurs pas dire lesquels). Contrairement à l'auteur également, je n'étais pas en rupture avec ma famille et mon milieu, je n'ai jamais aspiré à plus/mieux, pleinement consciente aussi de la chance et des atouts que je pouvais avoir par rapport à d'autres, et ce depuis le début de ma scolarité au cours de laquelle j'ai bien vu la sélection se faire (même si je ne m'en suis pas rendue compte tout de suite).
Didier Eribon, lui, a dû quitter le système plus rapidement, car il lui fallait gagner sa vie.
"Je n'avais plus les moyens de continuer mes études plus longtemps pour pouvoir m'orienter vers une carrière universitaire, dont je compris à quel point il était évident que seuls des "héritiers", socialement et économiquement privilégiés, pouvaient l'embrasser. J'avais fui mon milieu social, mais j'étais rattrapé par mes origines."
Le hasard des rencontres, son goût du travail, des lectures et ses capacités lui ont néanmoins permis de raccrocher les wagons, pour le plus grand bonheur de la lectrice que je suis devenue. La nécessité de la rupture aussi sans doute, a permis ce parcours atypique. Une rupture rendue nécessaire par ses aspirations "intellectuelles" mais aussi par une sexualité en dehors de la norme. Ailleurs dans son récit, l'auteur, né 22 ans avant moi, parle aussi d'une époque où les femmes n'ont pas leur mot à dire, où les études ne sont pas faites pour elles. Il nous parle de sa mère qui aurait bien voulu, qui était bonne élève, mais qui était née fille... Ma mère m'a parlé de cela aussi, ma tante également : de la génération de l'auteur, elles non plus n'ont pas eu le choix.
Et aujourd'hui, qu'est-ce qui a changé pour les jeunes de 2021 ? Rien. Tous ont le bac, beaucoup vont à l'université... mais cela ne vaut plus grand chose aujourd'hui : comme le souligne Didier Eribon, la sélection se fait ailleurs. Ma fille a 10 ans. Quand elle sera en âge, je l'enverrai faire des stages, j'essaierai de la mettre dans les bonnes filières, sur les bonnes voies... mais seront-elles encore les bonnes voies ? Ou seront-elles dépassées ? Je me console en me disant que je l'aiderai à trouver la voie qui lui permet de s'épanouir et qu'économiquement je pourrai la soutenir jusqu'à ce qu'elle la trouve. Et cela fera sans doute la différence.
Bref, vous l'avez compris : j'ai adoré ce récit. Et j'ai noté tous ces auteurs dont Didier Eribon parle et que je me promets de lire très vite, au premier rang desquels Annie Ernaux que je me suis déjà promise de lire après avoir lu Le coût de la vie, de Deborah Levy. Elle parlait alors de la place des femmes, Didier Eribon évoque la honte sociale.
Je vous invite vivement à découvrir ce récit, préfacé chez Flammarion par Edouard Louis qui a également été fortement bouleversé par cette lecture du Retour à Reims. Un récit indispensable, une biographie inspirante.
Pour avoir d'autres avis, je vous invite à aller regarder du côté de chez Kitty la mouette, Tu vas t'abimer les yeux ou encore Les mots de Mahault.
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