1984. Cléo, treize ans, qui vit entre ses parents une existence modeste en banlieue parisienne, se voit un jour proposer d’obtenir une bourse, délivrée par une mystérieuse Fondation, pour réaliser son rêve : devenir danseuse de modern jazz. Mais c’est un piège, sexuel, monnayable, qui se referme sur elle et dans lequel elle va entraîner d’autres collégiennes.
2019. Un fichier de photos est retrouvé sur le net, la police lance un appel à témoins à celles qui ont été victimes de la Fondation.
Devenue danseuse, notamment sur les plateaux de Drucker dans les années 1990, Cléo comprend qu’un passé qui ne passe pas est revenu la chercher, et qu’il est temps d’affronter son double fardeau de victime et de coupable.
Chavirer suit les diverses étapes du destin de Cléo à travers le regard de ceux qui l’ont connue tandis que son personnage se diffracte et se recompose à l’envi, à l’image de nos identités mutantes et des mystères qui les gouvernent.
Revisitant les systèmes de prédation à l’aune de la fracture sociale et raciale, Lola Lafon propose ici une ardente méditation sur les impasses du pardon, tout en rendant hommage au monde de la variété populaire où le sourire est contractuel et les faux cils obligatoires, entre corps érotisé et corps souffrant, magie de la scène et coulisses des douleurs.
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Lu en octobre dernier, pour le Club de lecteurs de la librairie Lise&moi, à une époque où on pensait encore se voir pour parler lectures. Finalement, le Coronavirus en aura décidé autrement et nous n'aurons pas pu échanger sur ce récit. Chavirer faisait partie des textes de la rentrée littéraire que j'avais envie de lire.
La grande question soulevée par ce roman est selon moi la suivante : Qu'aurais-je fait à la place de Cléo ? Comme dans un autre temps, la réponse n'est pas si évidente. Il est toujours facile de juger et de se positionner du côté des vainqueurs et des justes. Mais dans le feu de l'action, rien n'est sans doute moins évident. A l'entrée dans l'adolescence, à un moment où l'on cherche sa place, à apprivoiser son corps et à être reconnu de ses pairs, on devient fragile et aisément manipulable. Un regard, une attention, un mot gentil... et tout peut facilement basculer.
C'est ce qui arrive à Cléo, qui trouve avec la fondation Galatée et particulièrement Cathy, une attention et la valorisation qu'elle cherche. Elle se trouve alors embarquée dans une histoire qui la dépasse et qu'elle ne veut pas abandonner, conservant l'espoir de percer un jour et d'être reconnue de tous. Impossible de lui jeter la pierre, elle vit ce que tous les adolescents ressentent un jour ou l'autre. Certains veulent devenir footballeurs, d'autres chanteuses ou top models... Cloé veut danser. Mais là où la plupart des jeunes vivent dans un cadre attentif et protecteur, d'autres restent livrés à eux mêmes. Dans ce roman, Cathy parvient même à se faire accepter par la mère de Cléo, ce qui lui donne une légitimité supplémentaire. Au fil des récits qui sortent dans les médias depuis plusieurs années, on perçoit bien à quel point cette histoire semble banale. Ces jeunes patineuses manipulées et violées par leurs entraîneurs, sous le regard bienveillant ou négligeant des familles. A quoi certaines mères sont-elles prêtes pour voir leur fille réaliser leur propre rêve de notoriété ?! Et jusqu'au Cléo ira-t-elle pour satisfaire sa bienfaitrice ?
"Ce n’est pas ce à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche ; ces hontes minuscules de consentir à renforcer ce qu’on dénonce : j’achète des objets dont je n’ignore pas qu’ils sont fabriqués par des esclaves, je me rends en vacances dans une dictature aux belles plages ensoleillées. Je vais à l’anniversaire d’un harceleur qui me produit. Nous sommes traversés de ces hontes, un tourbillon qui, peu à peu, nous creuse et nous vide. N’avoir rien dit, rien fait. Avoir dit oui parce qu’on ne savait pas dire non."
Ce roman est aussi un très beau texte sur la dance et sur le corps, celui qui se transforme, qui prend du plaisir à danser, qui souffre et qui se tord dans la douleur. Un récit sur les représentations et sur l'image de soi, sur ces corps sublimés et ces êtres négligés, malmenés. Il est aussi question de la place des femmes dans nos sociétés, de leur image, de la culture de la possession et du viol, de la domination des hommes, souvent légitimée par les femmes. La question subtile de la honte et de la culpabilité est également très bien traitée, culpabilité qui est finalement le fait des dominés et rarement des oppresseurs. Le regard de Lola Lafon sur la culture populaire est enfin très juste, une culture méprisée et la lecture de ceux qui l'apprécient.
"La caméra hésita un instant entre elles deux puis choisit Cléo, zoomant sur sa peau scintillante, découpant la danseuse en vignettes dorées : seins, cuisses, fuselage d'une taille prise au plus serré, Cléo en pièces détachées, offerte à la France du samedi soir."
Malgré ces thèmes forts, il m'a manqué un petit quelque chose de l'ordre de l'émotion sans doute. Je suis restée à distance des personnages et de Cléo. Cela reste cependant un texte dense et riche, un récit engagé et politique qui bouscule et nous invite à réfléchir. Un livre pour éduquer, élever... et ne jamais se résigner.
Chavirer - Lola Lafon
Actes Sud - août 2020 - 345 pages
D'autres avis chez Kitty la mouette, Mumu dans le bocage, Mémo émoi, Le goût des livres ou encore Alex mot à mots...
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