08 décembre 2018

Arcadie - Emmanuelle Bayamack-Tam

J'étais impatiente de retrouver Emmanuelle Bayamack-Tam que j'avais découvert il y a plus de 3 ans déjà (que le temps passe vite…) avec Je viens, un roman que j'avais adoré. J'avais beaucoup aimé la langue, les mots, le style, très contemporain, l'humour, caustique, et la folle énergie qui se dégageait de ces pages et du personnage principal de l'histoire, Charonne.
Avec Arcadie, j'ai retrouvé avec plaisir la plume toute en verve d'Emmanuelle Bayamack-Tam, les personnages féminins forts et un peu en marge, portées par le désir, une famille dysfonctionnelle et des adultes peu soucieux de l'éducation de leurs enfants.
Comme l'était Charonne, Farah est une jeune fille au caractère bien trempé, un gabarit colossal, qui a su se construire seule, à l'abris du regard de ses parents plus soucieux de leur couple que de leur fille.

Arcadie de Emmanuelle Bayamack-Tam.
Éditions P.O.L., août 2018, 448 pages.




Présentation de l'éditeur :

«Si on n'’aimait que les gens qui le méritent, la vie serait une distribution de prix très ennuyeuse.»

Farah et ses parents ont trouvé refuge en zone blanche, dans une communauté libertaire qui rassemble des gens fragiles, inadaptés au monde extérieur tel que le façonnent les nouvelles technologies, la mondialisation et les réseaux sociaux.
Tendrement aimée mais livrée à elle-même, Farah grandit au milieu des arbres, des fleurs et des bêtes. Mais cet Éden est établi à la frontière franco-italienne, dans une zone sillonnée par les migrants : les portes du paradis vont-elles s'’ouvrir pour les accueillir?


Ma lecture :

Dans Je viens, il était question du racisme, de la vieillesse, des relations familiales manquées, des regrets et de la résignation. Ici, les sujets sont tout autant d'actualité puisque l'auteure évoque les migrants, les risques environnementaux et les utopies écologiques, le poids de l'argent dans nos sociétés et la suspicion que génère toute tentative de vivre en marge et différemment. On y retrouve un discours autour de la vieillesse et du désir. Des sujets parfois troublants dans ce monde qui ne supporte pas que des moutons quittent le rang, et qui se charge très vite de tous les faire rentrer dans l'ordre.

Mais le sujet principal du récit, et dont la quatrième de couverture ne nous dit rien, c'est la construction de l'identité sexuelle de Farah, au cours de son adolescence. Parce que Farah est en train de muer. De petite fille peu gâtée par la nature, disgracieuse, et même franchement moche, elle se transforme au cours du roman en un jeune homme ordinaire, sans jamais réellement cesser d'être femme. Il s'agit du phénomène d'intersexuation qui concernerait semble-t-il 1,6% des nouveaux nés. Dans le cas de Farah, les organes féminins sont atrophiés (voire finissent pas disparaître avec l'âge, comme c'est le cas de ses seins) tandis que les attributs masculins se développent progressivement (pilosité importante, mue, musculature…).

A l'intérieur du cocon où s'est réfugiée sa famille électrosensible, Farah apprend à apprivoiser ce corps qu'elle trouve trop grand, trop lourd, trop musclé… trop masculin. Car le récit se déroule dans un environnement d'une grande liberté, au sein de Liberty House, où chacun vient échapper aux règles extérieures, vivre sa vie et s'épanouir sans que la société bien-pensante n'en sache rien et n'oppose son véto. Or cette épanouissement passe d'abord par une sexualité libre où se rencontrent hétéros et communauté LGBT sans tabous aucun. Farah succombe vite au charme d'Arcady, le chef spirituel de ce doux familistère, et dès l'âge du consentement atteint, ils expérimentent tous deux un amour libre dans une nature bienveillante.

"Sauf que je n'en veux pas, moi, de ce programme : ça ne m'a jamais fait envie, l'attirail masculin, la panoplie complète, les attributs génitaux pourpres et fripés, les tambours battants, la sonnerie au clairon, les efforts incessants et sans cesse ruinés pour être à la hauteur, toute une vie d'inquiétude, non merci ! Je préfère la conque close sur ses triomphes, la victoire sans chanter, les grappes de ma vigne : le château de ma mère, ce royaume bien administré, plutôt que la gloire de mon père, toujours fragile et menacé." 

Arcadie nous raconte donc l'évolution de Farah, son épanouissement au sein de la communauté, sa découverte du monde ordinaire lorsqu'elle va au collège, quand elle découvre internet et l'alimentation carnée. Sa force de caractère laisse admiratif et lui permet d'évoluer entre ces deux mondes. Cette autorité naturelle lui permettra également d'affirmer son point de vue face aux enjeux de la société contemporaine : la prise en considération des migrants, des risques environnementaux, la libre identité sexuelle et sa diversité, les affres des nouvelles technologies et de l'isolement individuel, la richesse d'une vie communautaire où l'on peut encore parler, lire, aimer sans contraintes…

Le roman de Emmanuelle Bayamack-Tam nous offre une très belle réflexion sur notre société actuelle et nous invite au libre choix, à la prise de risque et la responsabilisation de chacun. Sans doute un autre monde est-il possible et il appartient à chacun d'entre nous de faire ses propres choix. J'ai beaucoup aimé ces analyses, nombreuses, qui parsèment le récit et la conclusion du roman qui est un véritable appel à l'émancipation. Par contre, je me suis lassé de ces exposés sur les spécificités sexuelles de Farah, des descriptions avec force détails de ses expériences amoureuses. Sûrement parce que je ne m'y attendais pas d'ailleurs. Quand la quatrième de couverture nous annonce la thématique des migrants, il faut savoir qu'ils n'arrivent effectivement qu'à la page 252 ! Et si c'est bien le grain de sable qui fait capoter l'utopie communautaire, ce n'est pas non plus le sujet central du roman. Ils sont néanmoins l'occasion de montrer que les belles paroles et les plus beaux discours se heurtent toujours à l'altérité et à la crainte de l'Autre et de sa différence.

"Jusqu'ici je n'avais pas compris que l'amour et la tolérance ne s'adressaient qu'aux bipolaires et aux électrosensibles blancs : je pensais que nous avions le cœur assez grand pour aimer tout le monde. Mais non. Les migrants peuvent bien traverser le Sinaï et s'y faire torturer, être mis en esclavage, se noyer en Méditerranée, mourir de froid dans un réacteur, se faire faucher par un train, happer par les flots tumultueux de la Roya : les sociétaires de Liberty House ne bougeront pas le petit doigt pour les secourir. Ils réservent leur sollicitude aux lapins, aux vaches, aux poulets, aux visions. Meat is murder, mais soixante-dix Syriens peuvent bien s'entasser dans un camion frigorifique et y trouver la mort, je ne sais pas quel crime et quelle carcasse les scandaliseront le plus.(...) Ils ne mangent plus de viande et ils ont peur de la jungle, mais ils tolèrent que sa loi s'exerce jusque dans leurs petits cœurs sensibles."


Pour conclure, je dirais que sans cet étalage sexuel, à mi-chemin entre les planches médicales et le culte orgiastique, j'aurais fait de ce récit un coup de cœur. Les réflexions et l'illustration des drames contemporains témoignent du talent de l'écrivain pour dénoncer nos sociétés égoïstes et individualistes. C'était aussi le cas de Je viens qui était pour moi un coup de cœur.

Enfin, je découvre également à l'instant l'émission de La Grande Librairie en présence de l'auteure, et je réalise que tout un pan de l'écriture de ce roman m'a totalement échappé ! Car en effet elle emprunte et intègre à son récit des passages d'auteurs classiques dont elle fait d'ailleurs la liste en fin d'ouvrage. Certains ont reconnu Proust, Rimbaud, Baudelaire, Brel ou Lewis Carroll… entre autres nombreuses références. Et j'avoue que cet exercice apporte un piment supplémentaire à la lecture du roman : pour ma part je n'ai malheureusement pas ces références, mais je vous invite à être attentif dans votre lecture !

Bref, je n'en ai pas fini avec la belle langue d'Emmanuelle Bayamack-Tam, ou de son double Rébecca Lighiéri que j'ai découvert avec Les garçons de l'été.


10ème lecture de la rentrée littéraire 2018


3 commentaires:

  1. à mi-chemin entre les planches médicales et le culte orgiastique : tu m'intrigues.

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  2. Un roman que j'ai moins apprécié que toi dans son ensemble. En revanche, je suis contente de voir que tu fais référence à la mention en quatrième de couv', car elle m'a aussi semblée inadaptée.

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