03 novembre 2018

Un monde à portée de main - Maylis de Kerangal

Ma lecture de ce dernier roman de Maylis de Kerangal témoigne, si besoin en était, de ce qu'offre en heureuses découvertes ma participation à des clubs et comités et lecteurs. Un monde à portée de main ne faisait pas partie de ma wish-list pour cette rentrée littéraire 2018. Je n'ai jamais lu Maylis de Kerengal et le sujet de son grand succès, Réparer les vivants, me tenait à distance. Cette fois-ci, l'auteure nous entraîne dans les coulisses de l'art du trompe-l'œil, de ses techniques artistiques et de la sensibilité des artistes qui le maîtrise. Là encore, je ne m'y serai pas a priori plongée, même si le sujet avait plus de chances de me toucher. Et cependant, quel plaisir de m'être laissée tentée et d'avoir découvert cet auteur à la plume si envoûtante !

Un monde à portée de main - Maylis de Kerangal.
Éditions Gallimard, coll. Verticales, août 2018, 288 pages.


Présentation de l'éditeur :

Paula s'’avance lentement vers les plaques de marbre, pose sa paume à plat sur la paroi, mais au lieu du froid glacial de la pierre, c'est le grain de la peinture qu'’elle éprouve. Elle s'approche tout près, regarde : c'est bien une image. Étonnée, elle se tourne vers les boiseries et recommence, recule puis avance, touche, comme si elle jouait à faire disparaître puis à faire revenir l'’illusion initiale, progresse le long du mur, de plus en plus troublée tandis qu'’elle passe les colonnes de pierre, les arches sculptées, les chapiteaux et les moulures, les stucs, atteint la fenêtre, prête à se pencher au-dehors, certaine qu'’un autre monde se tient là, juste derrière, à portée de main, et partout son tâtonnement lui renvoie de la peinture. Une fois parvenue devant la mésange arrêtée sur sa branche, elle s'’immobilise, allonge le bras dans l'’aube rose, glisse ses doigts entre les plumes de l'oiseau, et tend l'’oreille dans le feuillage.


Ma lecture :

Le propos du livre est assez simple à résumer : une jeune fille, Paula, qui quitte progressivement sa tenue d'adolescente apathique et paresseuse pour entrer dans sa peau de jeune adulte passionnée. Cette évolution, elle le devra à sa formation en peinture décorative et techniques du trompe-l'œil, vers laquelle elle s'est orientée un peu par hasard. Paula y découvrira, et nous avec elle, un univers passionnant, fascinant, et une carrière qu'elle embrassera avec fougue. Quelle transformation !

Et quelle surprise pour moi de me sentir si concernée et tellement envoûtée par ce parcours, par la découverte de cet art méconnu ! La plume de Maylis de Kerangal est magnifique et plonge son lecteur au cœur de cet univers si singulier. C'est un régal ! Car finalement, il ne se passe pas grand chose dans la vie de Paula : elle se découvre une vocation, rencontre l'amour et la passion, fait ses premières armes professionnelles, sur des chantiers en France et en Italie surtout… Mais la richesse de ce livre et le talent de l'auteur, sont de parler à nos sentiments, de révéler nos émotions artistiques : je ne m'en lasse pas.

Maylis de Kerangal nous fait progresser dans la connaissance et l'appropriation de cet art. Elle nous fait découvrir les outils, les couleurs, les techniques, les éléments de décor que sont les bois, les marbres, les ciels… Rien que cette succession de thermes techniques sont une musique qui nous transporte dans un monde d'une grande sensibilité et de poésie.

"Ils ont appris à glacer, à chiqueter, à blaireauter, à pocher, à éclaircir, à créer un petit moiré au putois ou un œillet sur glacis avec le manche du pinceau, à dessiner des veines courtes, à moucheter, à manier le couteau à palette, le deux-mèches à marbrer et le pinceau à pitchpin, le grand et le petit spalter, le trémard, la queue de morue, le drap de billard et la toile à chiffonner ; ils ont appris à reconnaître la terre de Cassel et la craie Conté noire, le brun Van Dyck, les jaunes de Cadmium clair ou orange ; ils ont peint ces mêmes angles de plafond Renaissance avec putti potelés, ces mêmes drapés de soie framboise écrasée plongeant depuis les corniches de baldaquins Régence, ces mêmes colonnes de Carrare, […]"

A lire ces phrases amples et vastes, on est happé par ce nouveau monde qui s'ouvre à nous et dont on entrevoit la beauté, la poésie, la richesse.

Après le temps de l'apprentissage, Paula, Kate et Jonas, s'entraînent, se testent, expérimentent, qui des bois de chêne, qui des marbres ou des écailles de tortue. Et beaucoup plus qu'une représentation du vrai, au-delà de la copie, ce sont des impressions, des émotions que traduisent ces artistes. Plus qu'un travail technique, c'est toute une recherche qui entoure la production d'une œuvre, de manière à traduire au mieux ce qu'elle doit évoquer aux spectateurs. Et c'est cette description ainsi que l'émotion qu'elle engendre chez l'artiste qui est passionnante dans ce récit.

Maylis de Kerangal nous conduit ainsi dans la chambre d'un bébé dans laquelle elle doit réaliser un ciel, dans des demeures bourgeoises où elle réalisera des marbres, à Cinecittà, le Hollywood italien, où elle découvrira la frontière subtile entre la réalité et la copie, qui peut être plus vraie que la vraie vie. La dernière étape du parcours de Paula la conduira dans un autre lieu emblématique de la copie, à Lascaux IV où elle fera partie des peintres qui rendront visible cette merveille produite par d'autres artistes 20 000 ans plus tôt. Le récit est érudit et émouvant par le lien qu'il établit entre ces générations d'être humains à des millénaires de distance. L'auteure retrace avec précision l'histoire de cette grotte et traduit avec autant de justesse l'émotion de Paula quand elle découvre le site. On ressent dans ce passage le grand intérêt de l'auteure pour la préhistoire.

Le roman de Maylis de Kerangal n'est pas seulement le récit d'une rencontre artistique. C'est aussi un texte où le corps est omniprésent, à travers le geste et la souffrance physique du travail, par les émotions que le corps transporte face à l'art et à l'amour. Je me suis pleinement en empathie avec le vécu et les ressentis de Paula au cours de ces années d'initiation.

Un magnifique mélange de technique, d'émotions, de connaissances… pour décrire ce monde d'où émane de la magie. Je comprends mieux comment Maylis de Kerangal a pu envoûter son lectorat en parlant de transplantation cardiaque ou de la construction d'un pont. Comme je suis heureuse d'avoir pu découvrir ce récit pendant mes vacances et d'avoir ainsi pu y consacrer toute mon attention : j'ai pu pleinement le savourer.

Ce texte sera donc l'un de mes coups de cœur de cette rentrée littéraire, comme beaucoup d'entre vous : Sylire, Joëlle, Lire au lit, Ma collection de livres, Syboulette… notamment.



  



3 commentaires:

  1. je l'ai trouvé passionnant également! Une vraie réussite!

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    1. En effet. Une auteure que je découvre mais de laquelle je guetterai les prochaines productions.

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  2. J'avais abandonné Naissance d'un pont. Mais pourquoi pas.

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