28 novembre 2021

Le festin des hyènes - Fabienne Juhel


Comme chaque matin depuis que la Terre supporte ce vieux continent noir de soleil, balafré de pistes poussiéreuses et bordées d'épineux, les femmes sont de corvée d'eau. Elia avec les autres, elle qui voudrait aller à l'école comme ses frères. Mais ce jour- là, les singes hurleurs, les barbicans et les pygargues vocifères accompagnent ses premiers pas hors du village, couvrant de leurs cris la musique creuse des bidons accrochés aux flancs de l'âne. Elia n'y prête pas attention. Peut-être devrait-elle. Peut-être leur ramage veut-il la mettre en garde. Car depuis que son premier sang menstruel a coulé, à son insu son sort en a été jeté. Elle sera, Elia, soumise au Kusasa fumbi, ce rite sexuel selon lequel les vierges sont déflorées par des hommes que l'on appelle les hyènes. Après La Chaise numéro 14, avec ce roman situé au Malawi, Fabienne Juhel interroge une nouvelle fois les rapports de force au sein d'une communauté et la figure du paria. Mais elle fait vivre aussi par la force de sa poétique si singulière un territoire riche d'espèces panchroniques, où l'homme n'est jamais bien loin de ses prédateurs, le monde même où s'est forgée l'humanité.

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On ne se trompe jamais à plonger dans les récits de Fabienne Juhel. Après avoir lu La chaise numéro 14, puis A l'angle du renard et La femme murée (non encore chroniqué), je n'ai pas hésité à découvrir le nouveau texte de la romancière bretonne.

J'ai eu plaisir de retrouver dans ce Festin des hyènes, ce qui m'attire dans l'écriture de Fabienne Juhel : un mélange de poésie, de douceur, et la violence de l'histoire, la brutalité des Hommes. La chaise numéro 14 nous racontait l'histoire de Maria, à la fin de la seconde guerre mondiale, soumise à la vindicte populaire et tondue pour avoir aimé un officier allemand. Le texte mêlait la poésie et un soupçon de mystère à la haine et la rancune des habitants du village, et des hommes particulièrement, pressés de reprendre leur place et leur autorité. A l'angle du renard a cette même richesse, ce mélange de poésie et de violence, créant un véritable trouble chez le lecteur.

Dans Le festin des hyènes, Fabienne Juhel nous conduit au Malawi, à la découverte d'une coutume dont je n'avais entendu parler, une tradition brutale qui entérine à jamais la place des femmes au sein de la société : soumise, élevée pour servir, son père puis son mari, ses enfants et toute la famille. L'auteure nous présente Elia, une jeune adolescente intelligente et courageuse, qui aspire à une autre vie que celle à laquelle son village et sa famille la destine. Elle sait lire et subit avec colère l'injustice qui permet à ses frères seuls d'aller à l'école pendant qu'elle est de corvée d'eau, comme toutes les femmes et jeunes fille du village. Elia rêve de pouvoir donner à ses filles un autre avenir que le sien, même si elle espère encore pour elle-même un destin différent de celui de sa mère. Cependant, la tradition et le pouvoir des mères est trop puissant pour se sortir de cette spirale reproductrice. Un matin, la jeune Elia a ses règles, et son destin en est scellé par les traditions ancestrales.

En parallèle, nous suivons le parcours non moins dramatique de Ladarius que le destin a transformé en enfant-sorcier puis en homme-hyène, ou fusi, destiné à faire perdre leur virginité à toutes les jeunes filles de la région dès leurs premières règles. Ladarius pourrait est présenté comme un violeur brutal et sans états d'âme. Mais ce serait sans compter sur le talent de Fabienne Juhel qui en fait un être faible, un peu à l'image des hyènes mâles, perçu comme un paria par sa communauté et utilisé pour perpétuer cette tradition d'un autre temps. Un être soumis aux décisions du chef du village, au détriment de sa vie puisqu'il finira par attraper le sida. Le faible et le soumis n'est pas forcément celui que l'on croit, même si Elia fini par subir le rituel du Kusasa fumbi tandis que Ladarius se préoccupe peu de transmettre le virus aux jeunes femmes qu'il initie. Le parallèle fait par Fabienne Juhel avec la vie des hyènes, mâles et femelles, est très juste : qui des hommes ou des femmes détient finalement le pouvoir ? Ces hommes qui envoient leurs filles se faire violer par le fusi ? Les mères qui les jettent entre leurs mains, sachant très bien ce qui les attend ? Le fusi dont c'est la mission ? Quels que soient les responsables, les victimes restent les jeunes filles.

Pour porter cette histoire dramatique et tirée de faits réels, et toujours d'actualité dans cette région du Malawi, l'auteure prend appui sur une plume précise, des mots recherchés, des sonorités travaillées et une poésie troublante. Cette confrontation entre le ton du récit, emprunt de douceur, même dans les scènes où l'auteure décrit les rapports de Ladarius avec les fillettes, et la violence du propos, la brutalité des mères et l'indifférence des pères, rend ce roman très troublant. Une même émotion qu'après la lecture de ses autres récits, notamment A l'angle du renard.

Un beau récit, malgré sa violence, inspiré d'une enquête du journal Le Monde, parue en 2017.

Le festin des hyènes - Fabienne Juhel
Editions du Rouergue, octobre 2021, 208 pages




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