13 mai 2020

Se taire - Mazarine Pingeot

 

Avec pour seule expérience ses vingt ans et son talent de photographe, Mathilde est envoyée par un grand magazine chez une sommité du monde politique, récemment couronnée du prix Nobel de la paix. Quand l'homme, à la stature et à la personnalité imposantes, s'approche d'elle avec de tout autres intentions que celle de poser devant son appareil, Mathilde est tétanisée, incapable de réagir. Des années plus tard, une nouvelle épreuve la renvoie à cet épisode de son passé, exigeant d'elle qu'elle apprenne une fois pour toutes à dire non.
Dans ce roman sombre et puissant, tendu comme un thriller, Mazarine Pingeot continue d'explorer les thèmes qui lui sont chers : le poids du secret, le scandale, l'opposition entre les valeurs familiales et individuelles... En mettant en miroir deux instantanés de la vie d'une femme contrainte au silence par son éducation et son milieu, elle démonte les mécanismes psychologiques de répétition et de domination, en même temps qu'elle construit une intrigue passionnante.

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Je n'avais jamais lu Mazarine Pingeot. Je la découvre avec ce roman très réussi. Le sujet pourtant n'était facile : d'abord parce qu'il s'agit du viol, mais aussi parce que c'est un sujet d'actualité et très médiatisé depuis quelques mois. A travers ce sujet, Mazarine Pingeot prenait le risque de tomber dans le malsain d'un côté, ou dans le superficiel de l'autre. On aurait pu se demander quelle était la légitimité de l'auteur à traiter de ce sujet si intime et personnel, d'autant plus dans un contexte où les femmes commencent à parler et partagent leur expérience.

Sauf que l'écriture de Mazarine Pingeot vient sublimer tout le récit. Dès le prologue, j'ai été bousculée par la qualité de la plume de l'auteure. Dans ce préambule, elle questionne le mouvement "metoo", les déclarations, les lynchages, les déclarations et condamnations avant même que la justice ne fasse son travail.

"En réalité, le problème était d'ordre politique, il s'agissait ni plus ni moins d'une question de domination, mais le temps médiatique n'avait pas le loisir de creuser, il lui fallait des coupables et des victimes, ce qui signifiait alors : des noms. Non pas des catégories, des entités conceptuelles, des classes, des caractères, des appartenances, mais bien des noms : il fallait que la victime ait un visage et un corps, une histoire singulière, pour qu'on l'imagine au moment où sa vie avait basculé. On voulait des récits, on voulait des voix, on voulait des visages, de préférence attrayants. Raison pour laquelle les actrices firent sensation. Elles étaient belles, toujours parfaitement vêtues, elles avaient nécessairement souffert du regard des hommes puisque le système les contraignait à se faire objet du désir pour devenir sujet économique."


J'ai beaucoup aimé ces premières pages qui témoignent de la brutalité d'une époque qui fait passer dans une extrême à l'autre, de millénaires de servitude féminine, d'exploitation et de violence faites aux femmes, aux dénonciations publiques et à la suspicion pour chaque homme. Quand la violence à l'encontre des femmes relève de l'intime et de la face cachée de notre société, et pourtant bien ancrée, les dénonciations et révélations envahissent l'espace public et réseaux sociaux. J'ai trouvé qu'il était très pertinent de commencer ce roman par cette précaution. Le livre n'est pas une accusation gratuite et généralisatrice en direction des hommes. Il est un roman, qui parle du viol, de la violence intime faite à une femme par un homme au-delà de tout soupçon. Il traite aussi du poids de la société sur les épaules des femmes, la force du qu'en dira-t-on dans les comportements des individus et leur capacité à se forger une identité propre, indépendante de la pression sociale et familiale.

Après ce début qui nous invite à réfléchir et à prendre du recul avec l'actualité, nous assistons au viol de Mathilde par cet homme parfait, prix Nobel de la Paix dont la fille vient de suicider. Il est inimaginable qu'une telle personnalité, ayant vécu un tel drame, puisse être capable d'une telle violence. Et c'est bien ce qu'en pense Mathilde qui n'imagine pas que quelqu'un puisse prendre son témoigne au sérieux. C'est aussi ce que pense sa famille, image de la France, qui met dans la balance le risque de voir sa réputation voler en éclat.


"Moi, la fille du plus grand chanteur français, artiste engagé, et image de la France, j'ai été programmée pour ne pas faire scandale. Le Prix Nobel l'a bien compris."


Nous partageons ensuite la vie de cette jeune femme qui essaiera de "faire avec", de construire son existence et son couple en faisant fi de ce drame passé. Il y a alors deux histoires parallèles, mais qui parlent toutes deux de l'existence des femmes depuis des millénaires. La première évoque la manière dont Mathilde réussira à construire sa vie en dépit de ce viol, comment elle choisira de se taire, ce qui lui sera ensuite reproché, puis de parler, sans pour autant oser aller jusqu'au bout de sa démarche, ce qui lui sera également reproché. On perçoit le poids du fardeau qui pèse sur les épaules de cette victime qui ne sera jamais perçue comme telle par son entourage : parce qu'elle ne doit pas parler, parce qu'elle choisi de se taire, convaincue par son entourage qu'elle serait brisée par la déclaration, ce qui est effectivement probable, parce qu'elle fait la démarche de déposer une main courante, mais trop tard, de ne pas aller jusqu'à la plainte, sans doute ne se sentait-elle pas assez victime penseront certains… Quoi qu'elle fasse, elle ne sera jamais entendue en tant que victime.

La seconde histoire est celle de son couple naissant avec Fouad qui se révèle bien vite être un homme nocif et manipulateur. J'ai adoré la justesse de ce récit, le son juste de cette relation dans laquelle Fouad, sous couvert de vouloir soutenir celle qu'il aime, ou pense aimer, en vient à tenter de la posséder et de maîtriser son comportement et ses émotions. Cette relation est magnifiquement décrite par Mazarine Pingeot. Fouad pousse Mathilde à porter plainte pour lui permettre de se libérer du drame vécu des années auparavant et qu'elle avait eu tant de mal à contenir au quotidien pour continuer à avancer malgré tout. Ce faisant, elle ouvrira la digue qui contenait sa douleur et se trouvera de nouveau emportée par la violence, décuplée par l'incompréhension de proches ou d'étrangers. La violence de sa relation avec Fouad la fragilisera également, une fois encore.

Ce récit, d'une très grande richesse humaine, est aussi écrit avec énormément de talent par Mazarine Pingeot : on perçoit son érudition et sa maîtrise des mots sans que cela ne soit jamais pesant. Je ne suis pas vraiment tentée par ses écrits autobiographiques, quoi que, mais je prendrai grand plaisir à découvrir d'autres textes de Mazarine Pingeot, pour le bonheur de retrouver sa plume.

D'autres billets à découvrir chez Kitty la mouette, Ma collection de livres ou encore Les livres de K79.

Se taire - Mazarine Pingeot
Editions Julliard - 29 août 2019 - 288 pages


9ème titre lu de cette RL 2019


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